Librairies - Georges Perec


Il y a, dans le vestiaire de mon laboratoire, une petite fenêtre qui donne sur l'arrière-boutique d'un libraire d'occasion. En me penchant par cette fenêtre, je vois tout un lot de livres présentés de telle sorte qu'ils ont l'air de ne former qu'un seul ouvrage emboîté dans un cartonnage dont le dos porte une large tache noire. Les livres forment un ensemble qui me donne l'impression d'être homogène. Le thème central en serait une école contemporaine au nom médiéval — le Gay Sçavoir ou la Saincte Sapience — et ce nom est calligraphié très soigneusement au crayon noir. On retrouve, pêle- mêle, dans cet ensemble de gros ouvrages de Derrida, un livre d'art (peut-être de Claude Roy) et de minces opuscules. Je sais que cet ensemble provient de la collection d'un ami de JP et il me semble que ce sont précisément ces livres que je cherche depuis si longtemps. Le prix demandé par le libraire est extrêmement modique, compte tenu de la valeur et de la rareté des ouvrages, mais je ne parviens pas à le déchiffrer (29 francs ? 37 francs ?) J'irais bien voir le libraire pour faire affaire avec lui, mais bien sûr le magasin est fermé.
La cigarette que je fumais tombe dans le magasin et je suis très embêté (pas tellement peur que le mégot enflamme le paquet de livres, mais sentiment gênant de laisser un indice de mon indiscrétion) jusqu'à ce que je m'aperçoive que le mégot est tombé sur une plaque de marbre posée sur le parquet et sur laquelle il y a déjà un et même plusieurs mégots.
Plus tard. C'est le matin. Je reçois un coup de téléphone de J.P. Il me demande si je suis intéressé par un lot de livres dont il ne veut pas, parce que la large tache noire du cartonnage dépare sa bibliothèque. Je lui réponds que je les ai vus et que je compte les acheter. Il se rétracte alors et m'annonce que, malgré cette tache, il les prend pour lui. Je suis extrêmement en colère. Pourquoi me les propose-t-il si c'est pour changer d'avis l'instant d'après ?

Georges Perec, La Boutique obscure (1973)


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