L'Insomnie des morts - Gilbert de Voisins



L'INSOMNIE DES MORTS

Promenez-vous dans un cimetière, quand la nuit descend, quand les grilles sont fermées: vous n'y verrez point de fantômes, ni d'ombres malheureuses, mais, je vous le jure ! vous entendrez se lamenter les morts.
La chair des morts se plaint tant qu'elle existe : elle se plaint de ne plus vivre, elle ne peut se décider à n'être plus, et, de chaque sépulture, monte une voix impatiente de son sommeil, inapaisée, ménie par ce sommeil là, et qui gémit et qui perpétue son infatigable déploration.
Les hommes d'hier se désolent d'une voix profonde, les femmes d'hier d'une voix qui se brise, et les enfants d'hier ont l'horrible accent des flûtes éraillées. Mais la voix de tous ces cadavres s'amincit au cours des jours, leurs paroles se décomposent avec leurs bouches ; bientôt, ils ne pourront presque plus se plaindre, bientôt, leurs ossements ne donneront plus qu'un murmure.
Et tous ces cadavres disent les mêmes paroles. Tous regrettent de n'avoir pu vivre leur lendemain. Chacun projetait quelque chose qu'il n'a pu faire, chacun voulait agir, chacun voulait créer, chacun mûrissait un dessein, tramait une utopie, chacun voulait vivre un jour de plus, non pour la joie de vivre ce jour, mais pour le plaisir de préméditer la joie du jour d'après.
Et, seules, dans ce tumulte, certaines voix se taisent : celle des suicidés.

Extraits de Les Moments perdus de John Shag



Les Moments perdus de John Shag parurent en 1906 chez Sansot & Cie, à Paris, sans nom d'auteur, sinon celui de John Shag. Derrière ce recueil de petits poèmes en prose, pour beaucoup teintés d'exotisme, et sans doute influencés par la consommation de l'opium, se cachait en réalité le comte Auguste Gilbert de Voisins (1877-1939), figure multi-facettes de la littérature du début du XXe siècle. S'il n'est pas encore totalement oublié, c'est grâce au Bar de la fourche (1909), qui est sans doute un des premiers romans western écrits en français, et à Écrit en Chine (1913), étrange journal de bord du voyage qu'il effectua en Chine avec Victor Segalen. Il publia aussi en 1905 Sentiments, un recueil d'essais littéraires, où il louait notamment Pierre Louÿs (dont il fut très proche) et Paul Valéry. Après ces débuts plus que prometteurs, le reste de son oeuvre est une curieuse suite de romans souvent mièvres, voire insignifiants. Au sujet de GdV, on conseillera l'étonnant livre de Robert Fleury, L'Étrange amitié de Pierre Louÿs et Gibert de Voisins, paru en 1973, et qu'on trouve encore ici et là chez les soldeurs. Les deux photos ci-dessous en sont extraites :






Commentaires

  1. Pertinent : "chacun voulait vivre un jour de plus, non pour la joie de vivre ce jour, mais pour le plaisir de préméditer la joie du jour d'après".

    J'adore les dates du genre(1877-1939). Dans la même veine, (1884-1952) me plaît aussi beaucoup. Mais je sais pas à qui elle appartient.

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  2. Entre autres, à César Bessire, Horloger, mais aussi caissier de la paroisse protestante de Villeret et percepteur de la Mutuelle Erguël.

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